The Cure – Caprice d’adieux

Tels Les Compagnons De La Chanson, de tournée d’adieux en tournée d’adieux, le vieil enfant Robert Smith n’en finit pas de désintégrer The Cure. Cette fois pourtant, promis juré, le nouveau et baudelairien Bloodflowers serait bien le dernier album du groupe. Un album rétabli, après une longue convalescence.

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Aussi inattendu cela soit-il, Robert Smith a aujourd’hui 40 ans. Et qu’il lui pousse encore une manière de palmeraie sur la tête à l’heure où les autres deviennent fréquemment chauves, qu’un ultra-mince trait de khôl alanguisse toujours ses yeux ne permet pas de contourner cette évidence. Voilà décidément une histoire où l’on n’aura pas vu passer les années même si, durant toute l’aventure de Cure, on n’aura cessé de jeter des coups d’oeil suspicieux au rétroviseur.

Il faut dire que le Temps aura été la grande affaire de Cure, depuis le nom même du groupe ­ le temps du rétablissement ­ jusqu’à l’album Disintegration en passant par Seventeen seconds : ô le laps des signes ! Il faut également préciser qu’à l’origine rien ne laissait supposer que l’ado bouboule et buté qu’était Robert Smith, balançant des singles punkoïdes d’un air muré, comme s’il jouait à la pelote basque contre les charts et l’idée qu’on pouvait alors s’en faire, rien ne laissait à penser que ce petit tas de nerfs assombri, finement hanté par l’existentialisme de Sartre et Camus, allait perdurer jusqu’à devenir, vingt ans après, un concept, une idée, voire, dans le pire des cas, quelque chose comme le Mark Knopfler de la new-wave.

Même à l’époque de l’escalade du sommet (The Top) et des pop-songs déséquilibrées, lorsqu’il apparaissait en pantin désarticulé dans les vidéos du marionnettiste Tim Pope, Robert Smith donnait toujours à imaginer que la chute n’était pas loin et qu’à frôler les précipices il finirait bien un jour par s’y écraser. Et on aimait cet Icare pataud pour ça, cette façon de suspendre son histoire à un fil baroque que chaque nouvel album, de plus en plus lourd, menaçait de rompre.

Vingt ans plus tard, à l’heure où Cure, brisant la chaîne du froid, publie Bloodflowers ­ un album baudelairien attardé, à l’enseigne boutonneuse des Fleurs du mal ou du Anywhere out of this world ­, nous, pareils aux mousquetaires sortant pleins d’arthrose et de souvenirs de leur retraite, sommes beaucoup moins romantiques qu’hier. Aujourd’hui, Robert Smith nous apparaît surtout comme l’étrange victime d’une prise d’otages. Voilà en effet un type que nous n’aurons cessé, nous ses fans, de ramener dans sa cage dorée, The Cure, dont il rêve depuis tant d’années de s’évader.

A chaque fois qu’il entreprend de se faire la belle, c’est pareil : nous boudons. Alors, en traînant des pieds, en maugréant contre son sort, Robert Smith retourne dans sa cellule capitonnée. Plus ou moins victime du syndrome de Stockholm, amoureux de ses ravisseurs, il enregistre alors le seul album que nous ayons jamais attendu de lui, celui dont, mieux que lui-même visiblement, nous le savons capable. On pourrait le dire autrement. Smith est la proie d’une incongruité mathémathique : une égalité qui ne marche pas dans les deux sens. D’un côté, Cure c’est lui. Mais de l’autre, lui ce n’est pas Cure. Ça peut rendre fou.

C’est ainsi que, contrairement à la tentative d’évasion précédente, Bloodflowers est à nouveau un bel et grand album emprisonné dans l’idée qu’on s’est toujours faite de Cure. De longues pièces en spirale, des escaliers mélodiques que la voix de Robert Smith grimpe avec un souffle de jeune vieillard, tandis que la guitare égrène des solos haïkus, trois notes gelées qu’un maigre écho fait spatialement tenir. C’est le village du Prisonnier. Et encore une fois, évidemment, il annonce que ce retour aux sources sera le dernier, que c’est là l’ultime album d’un groupe qu’il entend bien cette fois désintégrer à la fin de la tournée, afin d’entamer enfin cette carrière solo à laquelle il a droit, mais qui ­ comment le lui dire en face ? ­ ne nous intéresse déjà que très moyennement. Aucune importance, d’ailleurs : puisqu’on sait qu’on le ramènera à Cure, c’est-à-dire à la raison, à sa raison d’être, aussi longtemps que nécessaire.

On comprend mieux d’ailleurs cet étrange pouvoir de vie ou de mort, très démocratique finalement, que les fans semblent posséder sur ce groupe, lorsqu’on rencontre Robert Smith. C’est un incroyable régent, un implacable tyranneau régnant sur la PME The Cure comme la reine d’Alice au pays des merveilles sur les cartes à jouer. On comprend mieux, à le voir travailler, comme durant ces répétitions de la tournée dans la campagne anglaise, le va-et-vient constant du personnel, les têtes qui seront tombées en rythme, durant toute l’histoire de Cure.

Si, pour Smith, ce groupe aura été une prison, c’est une prison qu’il aura lui-même dessinée et construite, pensée dans tous ses détails ­ à l’exemple de Sade embastillé, exigeant qu’on installe, après celle de son cachot, une autre porte qu’il puisse ouvrir et fermer à son gré, afin de pouvoir s’enfermer tranquillement pour écrire.

Robert Smith ­ Pour avoir, au premier chef, expérimenté Cure sous toutes ses formes, je refuse de succomber au romantisme du temps perdu et de l’époque lointaine où Cure était un trio. Et ce pour une bonne raison : quand on réécoute les bandes d’alors, on s’aperçoit que c’était de la merde. La tournée Pornography, par exemple, j’ai réécouté, c’était affreux. D’accord, nous sortions de l’ordinaire, il y avait très peu de groupes comme nous à l’époque, mais musicalement… Tout ça ne fonctionnait qu’en tant qu’événement. Attention, je ne balaie pas tout ce que nous avons fait à cette époque. Au départ, il y avait une bonne idée. Qui marchait par moments, qui ne marchait pas souvent, qui me frustrait généralement. Quand nous sommes partis en tournée à quatre, après l’album Seventeen seconds, j’étais absolument convaincu que, cette fois, nous pouvions faire sensation sur scène. Hélas, je n’avais pas pensé que Matthew, aux claviers, allait se révéler un tel imbécile. Il ne comprenait rien à rien. Bien sûr que j’aime quand même cette première période, on se marrait bien, mais on ne m’enlèvera pas de la tête que le groupe s’est bonifié avec le temps ­ et surtout je chante beaucoup mieux désormais.

Pour Bloodflowers, vous êtes restés neuf mois en studio : c’est Pink Floyd ?

C’est plus compliqué que ça. C’est vrai que de la première note enregistrée jusqu’au mixage définitif dans le studio de Genesis ­ oups… mais c’est parce que c’est à côté de chez moi et que je pouvais rentrer le soir ­, le travail s’est étalé de septembre 1998 à juin 1999. J’ai passé deux mois sur les voix. Ça paraît ridicule, mais pendant cinq heures par jour, je ne fais rien, j’écoute des disques de chanteurs : Nick Drake, des titres lents de Thin Lizzy ou de Hendrix, Astral weeks de Van Morrison, des vieux Bowie et même de vieux Cure.

Comment décrirais-tu ton chant ?

La plupart du temps, il est très proche de ma façon de parler. Pendant les dix premières années de Cure, je me prenais pour un guitariste qui chante, et là, pour le coup, je chantais vraiment comme je parle, je ne m’occupais pas du tout du phrasé. J’ai certainement franchi un cap avec l’album Kiss me, où je me suis accepté comme chanteur, où j’ai intégré l’idée qu’en dépit de mes limites j’étais même bien meilleur chanteur que guitariste. Mon principal atout, c’est l’honnêteté. C’est d’ailleurs la force du chant sur les autres instruments. L’honnêteté instrumentale, ça n’a pas de sens ­ encore moins avec une guitare, qui est bel et bien l’instrument le plus malhonnête que je connaisse.

Mais comment sais-tu, pour la voix, qu’il s’agit de la bonne prise, de la plus honnête ?

C’est pas dur. Je bois quand je chante, si bien que sur le moment je ne me rends compte de rien. Le lendemain, la première chose que je fais en arrivant en studio, c’est de me réécouter. En général, je trouve ça merdique. Mais si ça me plaît et si ça me bouleverse, c’est la bonne. Je crois assez à l’utilité des états seconds dans la création, afin d’explorer d’autres allées de ta propre psyché, mais il faut bien dire qu’en matière de chant c’est là où c’est le moins probant. Il m’arrive de pleurer en chantant, mais du coup, c’est inécoutable, beaucoup trop émotionnel pour être supportable. Le chant suppose un minimum de contrôle.

Tu as récemment déclaré à propos de BloodflowersC’est le son de Cure. J’ai enfin accepté que Cure avait un son.” Pourquoi était-ce si dur d’accepter cette réalité ?

J’ai longtemps été exaspéré par le sentiment qu’on essayait, depuis l’extérieur, de m’imposer une définition de Cure. Et quand on me disait “Hé, ce truc-là que tu me fais écouter, ce n’est pas du Cure”, ça m’énervait. Merde à la fin, c’était quand même moi qui l’avais enregistré ! Mais j’ai fait du chemin ces dernières années et j’ai accepté l’idée que Cure avait, sinon un son, en tout cas une aptitude à composer certaines musiques mieux que d’autres. Posons-le ainsi : en fait, j’ai accepté les limites du groupe. J’ai cru à un moment que nous pouvions tout faire, explorer tous les genres, et je dois bien reconnaître aujourd’hui que ce n’est pas vrai. Simplement, ça ne se résume pas à un problème de son. La preuve, c’est que si j’estime qu’il existe bel et bien une filiation littéraire entre Pornography, Disintegration et Bloodflowers, en revanche, je me rends compte durant ces répétitions que j’ai un mal de chien à intégrer cet ancien matériel aux nouvelles chansons. Pour la bonne raison que le son de Bloodflowers est chaud, avec plein de guitares acoustiques, que j’ai enregistré cet album en voulant donner à l’auditeur la sensation que nous jouions dans son living-room, alors que les vieilles chansons étaient froides, qu’elles maintenaient toujours scrupuleusement la distance avec lui. Mon songwriting est bien meilleur qu’à l’époque de Pornography : j’ai sacrifié mes colères, mes emportements enfantins, pour une approche beaucoup plus raisonnée.

Maintenant que tu as 40 ans, comment expliques-tu cette colère d’antan ?

Tout me frustrait : le monde, moi. J’étais totalement insatisfait à l’époque. Tout ce que j’entreprenais me décevait à la fin. Tout me semblait faux. Aujourd’hui, j’ai un peu abandonné les rêves de perfection que j’avais étant jeune. S’il est bon d’avoir des buts inaccessibles, le moment où tu comprends ce que “inaccessible” veut vraiment dire est encore meilleur. De là, néanmoins, découle mon côté obsessionnel, ma terrible volonté de contrôle sur tout, qui fait qu’à un moment tout le monde en a marre et claque la porte.

Crois-tu que tu étais né pour être une pop-star ?

Il est clair qu’il y a certains aspects de mon job qui ne devraient pas me plaire et que j’aime pourtant : l’adulation, tout ça… Dès le départ, je voulais être célèbre. Jeune, je voulais être artiste, mais pas musicien, pour la bonne raison que ma soeur cadette était une fabuleuse musicienne, une jeune prodige qui jouait du Mozart à 7 ans. A côté d’elle, j’étais un idiot qui gratouillait trois accords sur une guitare et ça ne serait venu à l’idée de personne dans ma famille de me considérer comme un musicien. Tout ce que je voulais, c’était créer. J’ai tenté diverses choses et, finalement, j’ai été le premier étonné de me retrouver au lycée dans ce groupe qui allait devenir Cure, puis sur scène. J’aime ça. Je ne me considère pas comme un performer, mais j’ai fini par inventer ma manière de faire. Je ne suis pas timide, contrairement à ce que les gens pensent en général, mais je ne suis pas non plus quelqu’un qui réclame l’attention des autres lorsqu’il entre dans une pièce. Ça, pour moi, c’est une pop-star. Mais c’est vrai que l’idée m’a traversé que j’avais pu me fourvoyer dans la musique. Moins maintenant qu’autrefois, où l’insatisfaction était engendrée par le sentiment de m’être trompé de job et que ma musique ne signifiait rien. Que la musique, c’était fait pour exister des centaines d’années et pas une seule année. Quand on a rencontré le succès avec nos pop-songs, la crise s’est élargie. Et en même temps… Nous ne sommes pas si nombreux que ça à pouvoir écrire une bonne pop-song. Ma façon d’être m’a aussi aidé. Je ne vis pas à Londres, je ne vais pas dans les fêtes, les concerts. On me dit très secret. Personne ne sait vraiment où ni comment je vis en dehors de Cure.

Le fait est qu’un de tes sujets de prédilection, dans tes textes, est la difficulté à rester normal.

Là encore, il faut en revenir à mon désir de perfection qui m’entraînerait assez à vouloir être connu et inconnu en même temps. A ce que ma femme Mary et moi puissions aller tranquillement boire dans un pub ou assister à un concert de Mogwai sans qu’on vienne m’emmerder. Mais ce n’est plus possible. Et franchement, c’est un tout petit sacrifice, très prosaïque. Ce dont je parle dans les chansons est plus crucial : il s’agit de la forme de dégoût que j’ai pu ressentir lorsque je me suis laissé aller, en tournée par exemple, à être ce que les gens voulaient que je sois : c’est-à-dire plus que moi, et même plus qu’une pop-star. Mais en général, je demeure très lucide par rapport à ça, peut-être même trop.

L’album sort pour la Saint-Valentin. Il évoque pourtant plus la fin d’un amour que son début.

Ça parle de clôture, et c’est pourquoi je voulais qu’il sorte en 1999, à la fin d’une époque. Bloodflowers regarde en arrière plutôt qu’en avant, assurément. Lyriquement, j’ai tenté d’exprimer ce sentiment de mutation que j’éprouvais en moi-même et aussi la sensation que le groupe était naturellement arrivé à son terme. En ce sens, ça parle moins d’amour que de relations : du groupe avec moi-même, du groupe avec les autres… Ce qui est sûr, c’est qu’on l’a vraiment enregistré comme étant le dernier.

Est-ce le dernier que vous deviez par contrat ?

Je n’ai pas cédé aux sirènes des majors qui voulaient me signer. Entre autres parce que ça fait vingt ans que j’appartiens à un label et que j’aimerais dans le futur travailler en indépendant sur Internet. Ce qui est sûr, c’est que je sortirai le prochain truc sans le groupe. Si ça me va, je continuerai sans lui. Et si ça va moins bien, je le reformerai. Je ne brûle pas les ponts. Sans moi, ce groupe ne marcherait pas, non ? Et, en même temps, si je faisais un album seul et que je le sorte sous le nom de Cure, ça ne marcherait pas non plus. Les gens sont lucides : si je suis Cure, pour autant le groupe ne se résume pas à moi. Simon Gallup, le bassiste, fait par exemple partie de l’identité du groupe. Et quand il n’était pas là, personne n’était dupe que ce n’était plus tout à fait la même chose. Ce qui est sûr, c’est que je ne compose pas pour Cure comme je compose pour moi-même. Ce que j’écris en tant qu’artiste solo est beaucoup moins construit, nettement plus bizarre. Des fois, j’aime ça parce que je me dis que ça ne ressemble à rien. D’autres fois, je me dis que ça ne ressemble à rien parce que ça n’est venu à l’esprit de personne d’enregistrer quelque chose d’aussi affreux.

© Arnaud Viviant & InRocks

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